« C'est le Conseil des droits de l'homme qui devrait instaurer une
commission d'enquête sur les massacres de 88 et les massacres après. Il nous
faut un tribunal spécial pour mettre fin à cette impunité qui est une honte
pour l'humanité, » a déclaré Jean Ziegler, vice-président du Comité consultatif
du Conseil des droits de l'homme des Nations unies. Il participait le 1er
février à Genève à un tribunal citoyen dans le dossier du massacre des
prisonniers politiques en 1988 en Iran.
Des témoins et des experts juridiques sont intervenus sur
ce crime contre l’humanité resté impuni. Rendant leur verdict à l’attention des
autorités onusiennes au terme d’une journée de témoignages, ils ont exhorté
l'ONU à intervenir contre l’impunité en Iran et la vague actuelle
d'arrestations et d'assassinats dans les prisons iraniennes au lendemain des
récentes manifestations populaires qui ont ébranlées l’Iran.
Dans son intervention, le grand défenseur des droits de
l’homme a déclaré :
« Vous savez que le comité consultatif du conseil des
droits de l'homme est un organisme subsidiaire du conseil des droits de l'homme
qui est la troisième instance importante des Nations-Unies après l'Assemblée
générale et le Conseil de sécurité. Ce comité est constitué de 18 experts
internationaux proposés par leurs pays respectifs mais qui après l'élection par
le conseil, sont totalement indépendants.
Pour l'instant je suis le vice-président de ce comité qui
est le think tank du Conseil des droits de l'homme, qui prépare les dossiers,
qui fait des propositions, qui exécute des mandats, etc.
Notre comité a été saisi de nombreuses fois, et a réagi
en conformité, par les crimes commis par la dictature des mollahs de Téhéran
depuis 39 ans. Nous sommes ici ce matin à la fois pour deux raisons : pour
commémorer et rappeler le martyre d'à peu près 33.000 Iraniens durant les
massacres de 1988. Deuxièmement, voir comment on peut mettre fin à l'impunité
des assassins qui sont toujours, pour certains d'entre eux, au pouvoir, à
l'œuvre. Comment les remettre à la justice internationale, quels mécanismes
créer pour mettre fin à cette impunité totalement scandaleuse.
Je voudrais commencer par quelques remarques
préliminaires. D'abord mes condoléances profondes adressées aux familles, aux
survivants des massacres, aux familles de ceux qui ont perdu des martyres dans
les massacres non seulement de 1988, mais les massacres qui continuent jusqu'à
ce jour. Mes condoléances profondes.
En deuxième lieu, je voudrais rappeler très rapidement la
situation dans laquelle nous parlons aujourd'hui, qui est tout à fait
extraordinaire. Le peuple iranien s'est de nouveau lever. Une nouvelle
génération. Et c'est vrai que les jeunes qui ont manifesté dans plus d’une
trentaine de ville en mettant en jeu leur vie – parce que lorsqu'ils sont
arrêtés, ils sont torturés et assassinés, ils le savent – qui ont risqué leur
vie, il l’ont fait bien sûr pour protester contre les prix élevés contre la
misère économique, contre la corruption des mollahs. Mais en fait profondément,
le feu qui les anime, c'est le feu des martyrs de 1988. Ils demandent la
liberté, la démocratie, le respect des droits de l'homme. Ils sont nourris
certainement par l’exemple héroïque des martyrs de 1988.
Donc il y a une actualité tout à fait extraordinaire du
sacrifice de ces héros et héroïnes d'il y a 30 ans.
Je voudrais dire une troisième chose préliminaire. Mon
ami Éric Sottas a parlé tout à l'heure de Kazem Radjavi. Kazem Radjavi était le
premier délégué du CNRI, du Conseil national de la Résistance iranienne au
Conseil des droits de l'homme, très actif dans la société civile internationale
genevoise.
Grâce à Kazem Radjavi, et ensuite ceux qui lui ont
succédé, jusqu'à Behzad Naziri et d’autres, le contact n'a jamais été rompu
avec le Conseil des droits de l'homme. L'ONU a toujours été tenue au courant,
formidablement avec précision et intelligence par le CNRI.
Je parle de Kazem Radjavi parce qu'il a été assassiné
dans un village à quelques dizaines de kilomètres d'ici, à Tannay, par les
tueurs de Téhéran restés impunis jusqu'à ce jour, en avril 1990 et je ne peux
pas parler devant un auditoire comme celui-là sans honorer le travail et la
mémoire de cet homme tout à fait extraordinaire qui lui aussi a payé de sa vie
pour rendre publics les crimes des mollahs.
Nous étions très liés, il était professeur à la même
université que moi à Genève, membre du même parti socialiste genevois. Un mot
sur Kazem à cette occasion, ici. J'ai discuté assez longtemps avec un de mes
collègues au Conseil national qui s'appelait M. Lebas qui a été conseiller
d'État chargé de la justice et de la police du canton de Vaud. Kazem et sa
famille habitaient à Tannay, dans le canton de Vaud. J'ai demandé au
gouvernement, à ce ministre de la Justice de Vaud, d’organiser une protection
pour Kazem Radjavi. Kazem Radjavi a refusé. Le gouvernement vaudois a dit oui,
qu'il vienne nous voir, on va organiser une protection policière à Tannay, dans
sa région où il habite. Et Kazem a dit : jamais. Et je lui ai dit : tu es fou,
pourquoi ? Tu sais que tu es menacé. Il m'a dit : mes camarades n'ont pas de
protection, nulle part au monde, je n’en n’aurai pas. Et il en est mort. Ça
c'est l'héritage des héros de 1988.
Maintenant l'espoir qui s’est levé avec ses
manifestations d'il y a quelques jours, quelques semaines, et qui vont
certainement continuer et qui sont payées aussi au prix du sang par ceux qui
ont manifesté, rappellent Jean Jaurès qui a dit : « la route est bordée de
cadavres, mais elle mène à la justice. » Donc ce qui se passe aujourd'hui en
Iran révèle une formidable espérance. L'héritage, l’exemple, le martyre, le
sacrifice des héros et héroïnes de 1988 est réincarné dans la jeune génération
qui se lève aujourd'hui pour les mêmes valeurs de démocratie, indépendance et
de liberté en Iran.
Le premier grand massacre public
La première, je reviens rapidement à deux ou trois points
de l'histoire qui me semble importants et qui permet de situer ce que je
demanderai dans la deuxième série de remarques. Vous savez que Khomeiny est
revenu en Iran en 1979 dans un Iran où le chah venait de s'enfuir et où la
principale force sociale était les Moudjahidine du peuple. Pourquoi ? Parce que
les Moudjahidines du peuple étaient la principale force de résistance contre la
dictature du chah. La Savak, la police et Gestapo du chah, a liquidé tous les
fondateurs des Moudjahidine du peuple. Le successeur des fondateurs, je prends
un exemple, Massoud Radjavi a survécu, il est sorti de prison 10 jours avant
l'arrivée de Khomeiny.
Les Moudjahidine du peuple jouissaient d'un immense
prestige grâce à cette résistance à la dictature du chah. Massoud était
condamné à mort. Il a été sauvé en toute dernière minute parce que Kazem est
allé voir le président de la Confédération (suisse) qui était Pierre Graber à
l'époque. Pierre Graber a accepté d'aller voir à Saint Moritz où le chah d'Iran
était en vacances dans un hôtel de super luxe, pour demander la grâce de
Massoud au chah. Le chah ne pouvait pas refuser au président de la
Confédération helvétique ce service. À quelques instants près, peut-être à
quelques heures près de l'exécution, Massoud a été sauvé. Il est devenu tout
naturellement avec les Moudjahidine du peuple, la force sociale la plus
crédible dans cet Iran où arrivait Khomeiny.
Mais il y a eu une seule rencontre entre eux Khomeiny et
la délégation des Moudjahidine du peuple conduite par Massoud en octobre 1980.
Et Khomeiny a dit : je vous donne des postes de ministres, je vous donne tout
ce que vous voulez, je vous associe au gouvernement, mais vous devez accepter
avec moi d'écraser « les ennemis de Dieu ». C'est-à-dire d'instaurer la
dictature islamiste. Et les Moudjahidine du peuple ont refusé. Massoud a dit :
pas question, nous avons perdu tant de camarades, nous avons payé un prix
tellement élevé dans la lutte contre la Savak et dans les prisons et sous la
torture. Nous, on est là pour instaurer la démocratie, l’indépendance, la
souveraineté, les droits de l'homme en Iran.
Et cela a été la rupture. Et rapidement, évidemment le
conflit s'est envenimé. La persécution a commencé presque immédiatement. Le
pire moment a été le tournant, comme disent les Moudjahidine du peuple, le 20
juin 1981.
Une immense manifestation publique organisée ce jour-là
par les Moudjahidines du peuple, j'ai vu les photos dans des archives, au moins
500 000 personnes à Téhéran qui revendiquaient la liberté, qui revendiquaient
la démocratie. Et là, pour la première fois, les services de Khomeiny, les
pasdaran tirent dans la foule et c'est le premier grand massacre public. À
partir de là, les Moudjahidine, les démocrates en général, les combattants de
la liberté sont en clandestinité, sont persécutés. Persécutions qui culminent
en 1988.
Les tenants du deuxième islam des Lumières
Cette rupture, c’était la violence fasciste cléricale
impitoyable contre un mouvement, contre des hommes et des femmes de toutes
générations, de toute religion aussi, qui demandait l'instauration de la
démocratie, l'instauration de la liberté. Et qui témoignaient, ce qui est
formidable jusqu'à ce jour pour les Moudjahidine ou pour le CNRI en général,
d'un islam démocratique, d'un islam des lumières. C'est pour cela que ce
mouvement est tellement important, cette résistance iranienne est tellement
importante pour le monde entier.
Parce qu'il y a 1,1 milliard de musulmans dans le monde
qui sont traversés par d'effroyables perversions, vous le savez, des
djihadistes, la dictature des mollahs iraniens, etc. Là vous avez les témoins,
les témoins du sang, d'un islam démocratique, d’un islam des Lumières et d'un
islam qui incarne tout l'immense héritage ibérique d’Averroès, de tous les très
grands penseurs et savants islamiques du temps de l'Islam des lumières, celui
de Cordoue, des 12e, 13e et 14e siècles, celui de Grenade, etc.
On a souvent appelé les Moudjahidine du peuple, les
tenants du deuxième islam des Lumières. C'est pour ça que ce mouvement de
résistance iranienne, qui se fait non seulement au nom des valeurs dont j'ai
parlé tout à l'heure, mais au nom d'un islam tolérant - et la plupart des amis
que j'ai parmi les Moudjahidine sont des musulmans profondément croyants, ce
sont des hommes et des femmes de foi. Mais une foi tolérante, une foi fidèle au
Coran, une foi totalement des Lumières. Et c'est pour ça que ce mouvement, je
le répète, est d'une telle importance.
Il me vient à l'esprit une référence historique qui dit
bien ce qui est ma pensée ici. À Varsovie, le commandant-en-chef des troupes
d'occupation russes qui écrasaient l'insurrection du peuple de Varsovie a vu
fleurir sous le palais où il habitait une banderole qui était posée la nuit par
les insurgés polonais qui luttaient pour la liberté contre l'occupation
tsariste. La banderole disait : « pour notre et votre liberté » s'adressant aux
troupes d'occupation défendant une puissance tsariste effroyable, du servage
etc. Les insurgés disaient nous luttons bien sûr pour notre liberté, mais aussi
pour la vôtre.
Et les Moudjahidine du peuple et le CNRI peuvent dire,
exactement dans la même situation, leur combat est aussi pour notre liberté.
Puisque nous avons besoin d'un islam des Lumières de coexistence, de
collaboration pacifique, de coopération. Il y a une dimension universelle non
seulement dans le sacrifice des martyres de 1988 mais dans le sacrifice de ceux
qui aujourd'hui maintenant, en cet instant, sont torturés et qui meurent et qui
n'abjurent pas et qui ont manifesté il y a quelques semaines dans plus de 30
villes de l'Iran. Il y a un lien organique, presque charnel, entre eux et nous,
entre leurs sacrifices et notre liberté qui est défendue par eux.
Cette impunité doit cesser
Maintenant j'arrive à la dernière série, la deuxième
série de mes remarques. Et c'est pour ça que notre solidarité ne doit pas être
simplement morale et verbale. Mais elle est politiquement essentielle. Si des
tueurs comme les mollahs, ces dictateurs qui sont là depuis 39 ans, impunis,
continuent à sévir - et j'ai ici le livre « Fallen for Freedom », le CNR il a
édité la liste de 20 000 martyrs sur les 120 000 qui sont tombés depuis
l'arrivée de la dictature des mollahs. Il y a ici la fatwa de Khomeiny qui a
ordonné les massacres 1988. Il y a ici la liste, avec l'âge et les photos -
c'est effrayant j'ai passé la nuit à les feuilleter - de tous ces martyrs qui
continuent de tomber pour notre liberté.
Cette impunité doit cesser. Comment elle peut cesser ?
Par la mobilisation enfin de cette opinion publique occidentale traversée par
des raisons d'État, par des raisons commerciales, des recherches du profit. La
perse est un immense pays très riche, avec des séductions capitalistes nombreuses
à offrir à l’oligarchie capitaliste, au capital financier globalisé d'Occident.
Donc l'opinion publique européenne doit se réveiller.
La réunion de ce matin et je remercie encore une fois la
société civile de l'avoir rendue possible, participe à cet effort. Elle doit se
réveiller et demander que l'impunité cesse.
Plusieurs orateurs et d'autres ont demandé cette enquête
de l'ONU. Je félicite et je remercie le Haut-commissaire pour les droits de
l'homme qui a envoyé des observateurs ici, qui a dit : là il y a crime contre
l'humanité. Les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles. Les crimes
contre l'humanité sont parfaitement identifiés. Ils ont été définis en 1948
dans la résolution sur le génocide et les crimes contre l'humanité. La
définition des crimes contre l'humanité a été reprise par l'article 7 du Statut
de Rome de 1998 qui a donné naissance à la Cour pénale internationale.
Les actes barbares infligés aux martyrs iraniens par la
dictature des mollahs sont définis avec une précision juridique totale. Je me
permets de le lire rapidement ce qu'un crime contre l'humanité. C'est le statut
de Rome qui a repris en 1948 la définition exacte du crime contre l'humanité
tel qu'il est dans la résolution contre le génocide :
Article sept : « On entend par crime contre l'humanité
l'un des actes ci-après commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou
systématique lancée contre une population civile. Premier crime : le meurtre de
masse, extermination, réduction en esclavage, déportation en esclavage, transfert
de population, emprisonnement ou autre forme de privations graves de liberté
physique en violation des dispositions fondamentales du droit international,
torture, viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée,
stérilisation forcée, ou tout autre forme de violence sexuelle de gravité
comparable, persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable
pour des motifs d'ordre politique, national, ethnique ou culturel – ici c’est
d’ordre politique , religieux – disparition forcée de personnes, crime
d'apartheid ou autre actes inhumain de caractères analogues causant
intentionnellement de graves souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité
physique ou à la santé physique ou mentale. »
Il faut une commission d'enquête des Nations-Unies
Ça c'est la définition extrêmement précise des crimes
contre l'humanité qui ont été commis, et empiriquement les témoignages ont été
fournis à cette réunion aujourd'hui, et qui ont continué à être commis par les
tueurs des mollahs.
Pour qu'il y ait une commission d'enquête, il faut aussi
qu'il y ait identification des auteurs de ces crimes contre l'humanité. C'est
d’une facilité absolue, il n'y a aucun problème là-dessus sur le niveau
technique pour les enquêteurs. Par exemple, pour la commission sur la Syrie il
y a des problèmes d'identification. Là il n'y en a pas. Les meurtres de 1988,
il y a des coupables à trois niveaux. Il y a d'abord les membres de ces fameux
comités de la mort que Khomeiny a instaurés : un procureur, un juge et un représentant
des services secrets dans chaque village, dans chaque province, dans chaque
ville, il y a un comité de la mort qu'on peut identifier.
Khomeiny dans la fatwa qui est très détaillée, qui a
instauré ces comités, dit que si les deux sur les trois sont d'accord pour
l'exécution : exécution ! Ni droit à la défense, ni droits à l'avocat, ni droit
d’être entendu. Le comité stipule que si deux sont d'accord, c'est l'exécution.
Donc ceux-là on les identifie facilement. Ensuite ceux qui pendent et qui exécutent,
c’est les pasdaran qui physiquement tuent. Ceux-là aussi sont connus et
identifiables.
Et finalement, ceux qui ont ordonné le meurtre de masse
sont aujourd'hui au pouvoir. Par exemple le ministre actuel du Renseignement
est un des tueurs qui était instrumental dans le meurtre de masse en 1988.
Il faut donc une commission d'enquête des Nations unies
et les juristes éminents, comme Maitre Garcès, nous ont dit comment ça se passe
les enquêtes. Évidemment moi personnellement, et c’est ce que le Comité demandera
au Conseil des droits de l'homme. C'est le Conseil des droits de l'homme qui
devrait instaurer une commission d'enquête sur les massacres de 88 et les
massacres après. M. Faraj, qui est un de ces grands juristes qui est là et qui
a longtemps joué un rôle essentiel au Haut-Commissariat, pense que le
Haut-commissaire lui-même à la compétence de nommer une commission, d’instaurer
cette commission, quelle qu'elle soit.
Quel que soit l'auteur de la création de cette commission
d'enquête, elle doit avoir lieu. Et rien identification du délit ni des auteurs
de ce délit ne s'y oppose.
Dernier point : bien sûr il y a l’après, après que les
crimes aient été vérifiés par cette commission d’enquête, les auteurs vérifiés
par cette commission d’enquête ; que faire ? Eh bien c'est le tribunal spécial.
Vous savez que Koffi Annan a eu l'intuition et la volonté de mettre fin à
l'impunité au Rwanda, dans les Balkans, au Libéria, en Sierra Leone, au Liban
par l'instauration sur décision du Conseil de sécurité, de tribunaux spéciaux
et il faut le saluer pour ça.
Il nous faut un tribunal spécial, que l'Assemblée
générale des Nations Unies crée un tribunal spécial sur l'Iran qui mettra fin à
cette impunité qui est une honte pour l'humanité. »
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